Pour des journalistes mieux formés en science


Le lundi 31 janvier 2022

Pour des journalistes mieux formés en science
Lettre de Joël Leblanc, journaliste scientifique, président de l’Association des communicateurs scientifiques du Québec, publiée dans Le Devoir

Il en va du journalisme scientifique comme de la musique : il faut l’apprendre si l’on veut en jouer. Il ne viendrait à l’idée de personne de se joindre à un orchestre professionnel en s’improvisant flûtiste ou bassiste.

Francine Pelletier a publié dans Le Devoir du 26 janvier dernier une chronique (« La pandémie revue et corrigée ») contenant tant d’inexactitudes scientifiques que la rédactrice en chef du journal a dû présenter deux jours plus tard des excuses aux lecteurs et des rectifications. Cela m’a estomaqué. C’était un exemple de plus d’une réalité que je trouve affligeante : les journalistes et chroniqueurs ne savent pas tous lire la musique, mais se retrouvent quand même dans l’orchestre, parfois par choix, parfois par obligation.

La méconnaissance par certains journalistes de ce qui rend la science valide (sa méthode et sa rigueur) mène à des inexactitudes dans les textes, allant jusqu’à mettre en avant le contraire de ce que la science dit.

C’est avec mon chapeau de journaliste scientifique que j’écris ces lignes à l’attention des journalistes généralistes, à qui l’on demande parfois de couvrir des nouvelles scientifiques. Chers collègues, vous pourriez m’apprendre plein de choses (je n’ai pas votre formation), mais, inspiré par cette récente histoire, permettez-moi de souligner quelques erreurs à éviter quand vous parlez de science.

L’équilibre des points de vue

D’abord, en amont des connaissances, la science est un système, une méthode pour produire du savoir qui n’est pas intuitive. Il faut être initié. Avant qu’une étude soit acceptée dans un domaine scientifique, elle doit être vérifiée et validée par d’autres experts du domaine (les pairs), qui se prononcent sur la qualité de la recherche et des résultats. Ils peuvent être approuvés ou rejetés dès cette étape. Méfiez-vous des études qui n’ont pas (encore) fait l’objet d’une révision.

Si l’étude passe ce cap, elle peut « affronter » d’autres découvertes contradictoires. Ce n’est qu’après avoir « survécu » à ces épreuves qu’une découverte deviendra « savoir scientifique ». C’est le « pain et le beurre » des chercheurs du monde entier. On le leur a appris. Cela, et d’autres aspects de la recherche scientifique, entraîne des situations qui peuvent aller à l’encontre des principes journalistiques qu’on vous a enseignés.

Commençons par l’équilibre des points de vue : un ministre déclare quelque chose, on donne le micro à l’opposition aussi. Mais la science n’évolue pas comme la politique. Une étude scientifique dit quelque chose sur un sujet ; d’accord. Si une deuxième étude vient la contredire, que fait un journaliste ? Vous vous en doutez, il ne peut pas choisir celle des deux qui conforte ses idées premières, ce serait de la malhonnêteté intellectuelle. La rigueur impose de présenter les deux résultats contradictoires en avouant que la science n’a pas encore de réponse claire.

Mais supposons que le temps passe, que les recherches s’accumulent et que cinq études contredisent la première. Ici s’impose la pondération des « points de vue » qui vous est familière : il n’y a plus « deux points de vue », mais plutôt une position plus vraisemblable que l’autre. Et quand 35, ou 60, ou 95 études contredisent la première, on parle de consensus scientifique, en défaveur de cette première étude, bien sûr.

En résumé ? En science, il faut tenir compte de tous les résultats pour arriver à un constat fiable. Oui, dans mon exemple, il reste une étude dissidente, mais c’est cela la science — il y a des données aberrantes, parfois explicables, parfois pas, et les scientifiques vivent très bien avec cela. Qu’une étude dissidente existe et qu’on la nomme dans un article n’est pas un problème. Mais l’utiliser pour soutenir un point, en omettant de mentionner l’existence d’autres résultats contradictoires et plus nombreux, c’est carrément mentir.

Choisir les experts

Le cas des experts, maintenant. Si on parle d’immunologie, on ne peut pas faire intervenir un psychiatre… Comme l’explique très bien Valérie Borde dans un récent texte paru dans L’Actualité, ou encore l’ex-professeur de philosophie Pierre Blackburn, tous les experts ne se valent pas. Par exemple, on ne peut pas considérer la parole d’un physicien, même nobélisé, comme équivalente à celle d’un immunologiste quand il est question de pandémie. Il faut mettre sa confiance dans les bonnes personnes, en validant leur expertise en fonction du sujet de l’article.

Dernier point : les sources. Là, je ne vous apprends rien : si vous mentionnez des chiffres, dites-nous d’où ils viennent. Comment vérifier s’ils sont vrais sinon ? Tous les faits avancés par une ou un journaliste devraient être vérifiables, encore plus les faits scientifiques qui peuvent avoir une influence sur l’évolution d’une pandémie.

Certains diront que la chronique n’est pas assujettie aux mêmes normes éthiques que l’article journalistique. Je réponds simplement : est-ce une raison pour faire de la désinformation ? Est-ce une raison pour partager des faussetés ? N’y en a-t-il pas suffisamment partout par les temps qui courent ? Et le lecteur typique est-il conscient de cette différence lorsqu’il lit une chronique ?

Chers collègues journalistes : traiter de science n’est pas facile, j’en sais quelque chose. Vous n’êtes pas tous formés pour cela, et cela peut entraîner des erreurs involontaires, qui peuvent carrément poser des risques pour la société. Mais vous avez des pouvoirs : celui de réclamer de vos directions d’être formés pour le faire correctement (l’Association des communicateurs scientifiques propose des formations à ce sujet, ainsi que certaines universités), ou de les encourager à embaucher des journalistes spécialisés en science (il y en a bien en économie, en art, en sport…). Pour des sujets aussi sensibles que la pandémie actuelle, il y va de la santé de la société.

 

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